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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Jouer comme dans un stade !

Stadium · Mohamed El Khatib
Un tourbillon d’images, de couleurs, de paroles…
L’auteur, metteur en scène et réalisateur Mohamed El Khatib trouve matière à jouer dans le football. Entre sport et théâtre, entre documentaire et fiction, entre reconstitution et récit épique, il n’y a qu’un passement de jambes dans Stadium. Il est tendre, il est humain ! Pour notre plus grand émerveillement.
© Yohanne Lamoulère
Travailler avec des non professionnel·les, faire rentrer le réel sur le plateau, c’est votre signature. Comment vous est venue l’idée de Stadium ?

En 2014, j’ai créé le spectacle sur ma mère Finir en beauté. Lorsque mon père a feuilleté le livre éponyme dédié à ma mère (NDLR, livre publié à L’L éditions-Bruxelles, lauréat du Grand Prix de la Littérature dramatique 2016), il m’a lancé : « de toute façon, y en a que pour ta mère ! ». Je me suis dit : un jour, je créerai un spectacle pour lui ! Mon père est un vrai passionné de football. Comme la plupart des Marocains, il est un grand supporter du Réal. Il y avait beaucoup de débats animés à la maison. L’enjeu était de savoir si le Barça de Cruyff était un club « de gauche » dans la mesure où il privilégiait le collectif face aux individualités du Réal. Le Barça incarne-t-il des valeurs ouvrières communistes ? – ce débat peut paraître surréaliste, aujourd’hui. J’ai longtemps moi-même joué au football et j’ai vite été confronté à la ferveur populaire qui règne dans les stades. Je ne l’ai retrouvée nulle part ailleurs. Je n’ai jamais vu autant de mixités sociales que dans un stade. J’ai voulu confronter le public du football au public du théâtre. Ils ont beaucoup plus de points communs qu’on ne l’imagine. Ces deux publics sont des experts. Dans le fond, seule la nature du spectacle diffère.

Dans Stadium, le dehors (ou le réel) entre directement en dialogue avec le théâtre. Ce qui paradoxalement donne une sorte de liberté plus grande dans la mise en scène. La pièce peut se concentrer sur l’essentiel.

Sur scène, la tribune des supporteur·ices fait face à la tribune du public. Les supporteur·ices et le public peuvent se regarder. À la mi-temps, les supporteur·ices peuvent monter sur scène manger une frite. J’aime créer des surfaces de rencontres et confronter les personnes les unes aux autres le plus simplement possible.

Il y a dans la parole des supporteur·ices des éléments de langages spécifiques, une urgence, une intensité de l’expression. Comment fixe-t-on cette parole pour le plateau ?

C’est là où se noue précisément le caractère documentaire de mes recherches. Avec Fred Hocké mon collaborateur artistique, nous avons récolté des centaines d’heures de témoignages dans les stades. Je me souviens qu’un journaliste avait écrit dans France Football que les supporteur·ices du Racing Club de Lens étaient le meilleur public de France. J’ai voulu vérifier par moi-même. Qu’est-ce que ça signifie : « être le meilleur public de France ? ».

À l’instar de Saint-Etienne, l’industrie minière a façonné l’histoire et les paysages de Lens. J’étais très intéressé de revisiter cette mémoire, le patrimoine historique de cette cité minière et ouvrière devenue une sorte de zone déclassée depuis la fermeture des mines.

Le RC Lens n’est pas un club de champions. Pourtant, il est mythique. Lorsque je me suis attelé à la retranscription des témoignages, j’ai voulu coller le plus possible à la parole des supporteur·ices. Celle-ci est extrêmement libre, spontanée et très articulée, à la fois. La langue est fleurie, très inventive. Elle est émaillée de slogans et d’insultes. Au RC Lens, la cellule Éléments de langage invente des punchlines qui font mouche. Il y a un vrai travail d’écriture. J’aime l’entremêlement de la poésie et des insultes, et de tous les registres de langue : familier, courant et soutenu. J’ai voulu rendre compte de la diversité des langues et du corps social qui poursuivent le même but : soutenir l’équipe du RC Lens et disqualifier l’équipe adverse.

Forcément, vous avez opéré des choix.

Je me suis mis dans la peau de le·a spectateurice lambda qui n’est pas familier·e au football. Comment peut-on rendre compte des paysages du stade ? Je l’ai fait par petites touches impressionnistes, en passant d’une tribune à l’autre, d’une tribune présidentielle bien propre à la tribune des supporteur·ices, du camp des supporteur·ices historiques au camp des Ultras, des supporteur·ices âgé·es aux supporteur·ices très jeunes. Dans Stadium, nous accomplissons un tour de stade : nous voyons dans un temps ramassé tout ce qui peut s’y vivre.

J’ai découvert la culture des Ultras, extrêmement politisée. Étonnamment, nous nous rejoignions sur bon nombre de combats citoyens, notamment sur les dérives policières et l’autoritarisme. En France, le fichage est extrêmement encadré. Pourtant, il y a des échanges de fichiers entre les préfectures, polices et clubs pour interdire à titre préventif, l’accès au stade à certain·es supporteur·ices. Les stades sont devenus des laboratoires sécuritaires. Il y a là un combat d’avant-garde politique à mener. Aujourd’hui les stades, demain les manifestant·es écolos empêché·es de manifester…

Souvent, on ne retient de l’univers du football que son caractère grégaire, nationaliste, raciste, homophobe. Certes, il y a de la violence dans les stades, mais si on la ramène au nombre des supporteur·ices dans les stades et à l’échelle de la population française, elles sont très marginales. Contrairement à ce que pourrait nous laisser croire le traitement sensationnaliste de certains médias, le hooligalisme à la française n’existe pas.

Il est important d’accomplir un geste de réconciliation. Autrement dit, de ne pas être en rupture avec ce qui se passe à l’intérieur des stades et ne pas céder aux idées préconçues. Par exemple, les supporteur·ices du RC Lens interpellent régulièrement les actionnaires : « arrêtez les transferts internationaux de joueurs. Formez plutôt les jeunes qui vivent dans le bassin. Investissez sur le long terme dans le territoire ». On pourrait avoir ce genre de conversation militante dans n’importe quelle entreprise.

© Yohanne Lamoulère
Par à rapport aux autres non professionnel·les avec lesquels vous avez travaillé, y-a-t-il une manière particulière de travailler avec des supporteur·ices de football ? 

Les supporteur·ices ont une véritable discipline collective. Le travail sur le chœur est quasi spontané. J’ai toujours veillé à ce qu’on ne donne pas une vision tronquée, folklorique de leur engagement. La « folklorisation », c’est le piège ! Le folklore dans les stades est à prendre au second degré. Souvent, lorsque les médias déboulent dans les stades pressés par le temps, ils filment ce qui est « sensationnel », c’est-à-dire le folklore, la grande frite, le papi alcoolique. Le reportage télévisé est souvent une caricature du monde des supporteur·ices. J’ai été extrêmement vigilant dans la manière de construire la parole et les images dans Stadium. Inutile d’ajouter du mépris au mépris ambiant.

Le travail des costumes, les éléments de langage, nourrissent beaucoup la mise en scène, donnant à Stadium un caractère hybride. D’un côté, il y a le naturalisme théâtral qui renvoie au « reeanectment » (ou reconstitution). De l’autre côté, certaines scènes font place au récit épique. C’est une pièce à la délicate équation.

Les stades sont fréquentés en grande majorité par les classes populaires. Je ne veux surtout pas les enfermer dans la dimension documentaire. Généralement, lorsqu’on traite de la question des classes populaires, des sans-abris ou des migrant·es, c’est toujours par le biais du documentaire, rarement par le biais de la fiction. Dans Stadium, je suis allé à rebours de cette représentation en réimaginant des scènes très théâtralisées, cherchant à dénaturer la frontière entre le stade et le théâtre, jusqu’à les rendre méconnaissables mais en prenant garde de ne pas les défigurer. Nous ne sommes ni dans un stade ni au théâtre. Nous sommes dans l’entre deux. J’aime ces allers-retours constants entre le documentaire et la fiction. Ici, les classes populaires sont parties prenantes de la construction narrative de la pièce.

Vous dites : sport et théâtre ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Entre sport et théâtre, il y a la porosité des langages sportif et théâtral, le sport comme préparation de l’acteur ou le théâtre comme apparat de l’esprit sportif.

Au Festival d’Avignon, j’ai été frappé par la force de One Song de Miet Warlop. Elle réconcilie sport et théâtre par le biais de la performance : aller jusqu’au bout ! Après il est vrai que si le sport est plus fort que le théâtre, c’est à cause de l’incertitude. C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans One Song. La violoniste peut, par exemple, à tout moment tomber de la poutre. On vibre avec elle, on a peur et mal pour elle. Si le football est plus fort que le théâtre, c’est parce qu’on ignore le dénouement d’un match. Même si une équipe est considérée plus forte que l’autre, et qu’elle peut gagner, le retournement de situation est toujours possible. De ce point de vue-là, la dernière Ligue des champions était extraordinaire : Madrid devait être éliminé. Et à la dernière seconde, il y a eu un renversement ! Alors, les gens qui pleuraient, se sont mis à chanter, à rire, tandis que les gens qui riaient, se sont mis à pleurer. C’est la force du sport ! Alors qu’au théâtre, le public peut deviner la fin de la pièce.

Les déclarations des entraineurs de football m’inspirent profondément. Ils sont des sortes de metteurs en scène : ils font jouer des personnes ensemble. Je me souviens de la phrase de l’entraineur Joan Cruyff : « jouer au football, c’est simple mais jouer simple c’est la chose la plus difficile au monde ». C’est de la philosophie. On peut dire aussi que jouer au théâtre, c’est simple mais que dire simplement un texte, c’est la chose la plus difficile au monde. Je me souviens aussi de l’une des anecdotes de l’entraineur Raymond Goethals. De manière générale, il est très difficile de mettre une star sur le banc des remplaçants. Il faut composer avec les egos. Un jour, Raymond Goethals qui entrainait l’équipe de l’OM, décide qu’Éric Cantona sera remplaçant. Éric Cantona va le voir et lui dit : « on ne met pas Éric Cantona sur le banc ! ». Raymond Goethals lui répond : « t’as qu’à te mettre à côté ! ».

Il faut beaucoup d’amour et de tendresse pour mettre les gens en confiance. Je me souviens encore de la phrase de l’entraineur Rolland Courbis : « on n’apprend pas à jouer au football à des joueurs de haut niveau. On les aide juste à avoir confiance en eux ». Au théâtre, c’est pareil. Lorsque je travaille avec des grands acteurs et des grandes actrices, je ne leur apprends pas à dire leur texte, i·els sont meilleur·es que moi. Je crée juste les conditions nécessaires pour qu’i·els soient épanoui·es, heureux·ses.

En 2024, dans le sillage de Stadium, je créerai avec Massimo Furlan, le spectacle L’erreur est humaine. Il traite de la question des erreurs commises par les arbitres. Une simple erreur d’arbitrage peut avoir de lourdes conséquences sur la vie d’un arbitre : il peut être traqué dans sa ville, recevoir des menaces de mort. La figure du bouc émissaire sera semble-t-il l’un des nœuds de la pièce. Et par là même, la question de la justice. Qu’est-ce que ça signifie commettre une injustice ?  Comment la réparer ? Comment rendre la justice ? Le football est un formidable laboratoire pour poser toutes ces questions !

Est-ce qu’il y aura mémé Yvette qui a transmis sa passion à ses 10 enfants, 32 petits enfants et 29 arrières-enfants.

Yvette, est la doyenne des supporteur·ices. Elle a 91 ans. Cela dépendra de son état de santé. Si elle le peut, elle sera présente sur le plateau avec sa famille. Elle est désormais comme une diva qui choisit ses déplacements en fonction de la qualité du public…

Mohamed El Khatib est artiste associé du Théâtre National Wallonie-Bruxelles.
– Propos recueillis par Sylvia Botella en août 2022.

© Gloria Scorier