Comme un sursaut de vie au ralenti
Gisèle Vienne
La chorégraphe, plasticienne et metteure en scène Gisèle Vienne impressionne à nouveau en élevant les corps « désorientés » d’Adèle, de Katia et Théo à la hauteur d’une poésie militante dans EXTRA LIFE. Sans jamais faire apparaître la réalité violente des viols à l’imagination, comme pour en garder la substance réelle, l’artiste préfère embraser tout : l’affabulation enfantine, les ralentis enchainés, la lumière laser colorée et la musique du synthétiseur modulaire, les différents plans dans un même plan. Et nous, avec. EXTRA LIFE est sans aucun doute la pièce la plus solaire de Gisèle Vienne.
Quelles ont été vos premières émotions et/ou images au théâtre ?
Le théâtre, c’est à la fois ce qu’il s’y passe et ce qui résonne dans la vie. Ma première image remonte à la petite enfance. Elle me saisit encore. Les adultes reviennent du théâtre et me racontent les choses incroyables qu’ils ont vues – elles ne correspondent en rien à ce que je vois dans la vie. Fasciné et mêlé à la curiosité, le sentiment que j’éprouve, produit une déflagration en moi ; celle de l’imaginaire. C’est vaste. Ça m’intrigue. C’est bouleversant. C’est un partage d’émotions.
Ce qui m’habite encore aujourd’hui, pointe de manière puissante la manière dont les émotions nous font réfléchir et comment leur partage est central dans la cohésion sociale, et la compréhension de l’altérité aussi à travers l’expérience de l’empathie.
EXTRA LIFE n’y échappe pas. La violence et ses mécanismes élémentaires, vous vous en saisissez à nouveau comme une matière vivante. Est-ce votre manière de politiser la violence et d’en faire une subjectivation, à la fois sensible et politique ?
Pour les artistes comme pour les spectateurices, mes œuvres sont très « physiques », parce que nous travaillons vraiment le cœur, l’émotion, le corps et la sensibilité constituants du processus de réflexion.
Pour moi, la question centrale est : comment comprendre nos cadres perceptifs ? Parce qu’ils dictent les rapports de pouvoir. Cette question est imminemment philosophico-politique. Comment nos cadres perceptifs – qui sont en mouvements dans l’espace et le temps – structurent-ils notre société ? On voit bien la manière dont on invisibilise, naturalise nos cadres perceptifs dans les gouvernances autoritaires - qui ne cessent de s’accroître - pour asseoir une légitimité hégémonique.
A partir de ces compréhensions, comment peut-on à travers les œuvres artistiques et les sciences sociales notamment, déplacer nos cadres perceptifs ? Cela, afin de travailler de manière structurelle sur nos sociétés et pouvoir créer un avenir plus juste et viable pour tou.tes.
En 2025, c’est complètement « croisé » : comment la montée des gouvernances autoritaires et des fascismes influence-elle nos cadres perceptifs ? Qu’est-ce que ce déplacement sociétal fait à nos corps ? Tout cela s’enroule dans la macro et micro-sensation / comportement. Dans Crowd ou EXTRA LIFE ; mon travail est presque une méthodologie de pensée, c’est un travail complémentaire du travail de phénoménologie critique.
J’espère que les objets formels que j’invente avec mes collègues, sont des outils qui permettent aux spectateurices de travailler aussi à l’endroit de la phénoménologie critique. Et donc, de penser.
J’essaie de créer des expériences fortes et signifiantes, des formes qui permettent de déplier, entendre et comprendre autrement, et déplacer nos habitudes perceptives : voir ce que l’on ne voit pas. Et entendre ce que l’on n’entend pas.
Bien évidemment, je travaille la violence mais il ne faudrait pas invalider le fait que je travaille aussi le patriarcat, l’inceste, le viol, le lien, l’amitié, le partage social, l’anesthésie sensible ou l’ouverture. Travailler la violence, c’est politique. En ceci de particulier que contrairement à mes premières pièces qui questionnent les violences spectacularisées, EXTRA LIFE pense la violence invisibilisée par nos cadres perceptifs lorsqu’ils sont naturalisés.
Progressivement, mon travail a glissé vers le questionnement de la violence dans ce qu’elle peut avoir de très quotidien et normalisée. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de travailler l’hyperviolence dans les plus infimes replis de l’expérience intime qui peut commencer avec le regard.
N’y a-t-il pas là un défi éthique et artistique dans vos manières de travailler l’hyperviolence dans les moindres replis de l’existence ?
Plusieurs questions éthiques sont face à moi ; celle de l’éthique de la société, celle de l’éthique dans mes relations avec mes collègues, celle de l’éthique dans mes relations avec les spectateurices.
EXTRA LIFE explore de manière protéiforme ce que la violence – ici, l’inceste et la pédo-criminalité – fait à nos corps. Les expériences traumatiques peuvent nous couper de ce qui nous entoure, lorsque les victimes créent des carapaces « sensibles » comme stratégie de survie. Que se passe-t-il lorsque la carapace se craquèle et nous réouvre à la vie, lorsque nous nous réouvrons à nos expériences sensibles ? Quelle vie post-traumatique est possible ? C’est bien de ça dont il s’agit dans EXTRA LIFE.
C’est l’autrice Neige Sinno qui en parle le mieux dans son livre Triste Tigre. Comment la pédo-criminalité bouleverse -t-elle notre rapport au monde dans tous ses aspects ? Dorothée Dussy, autrice du passionnant livre Le berceau des dominations – Anthropologie de l’inceste évoquait, lors d’une conférence au Centre National de la Danse de Pantin dans le cadre du Séminaire « Travailler la violence » d’Elsa Dorlin, l’expérience post traumatique comme expérience d’un handicap : on vous a coupé une jambe. Elle ne repoussera plus. Comment reconstruire une vie avec une jambe en moins ? Ça ne se répare pas. Ce qui a été endommagé le reste pour toujours. Toutefois, quelque chose peut possiblement s’inventer.
EXTRA LIFE est une critique très franche du système hétérosexuel, capitaliste et néolibéral qui se structure sur le viol et l’inceste. Dedans, nous faisons référence à bon nombre de textes qui ont nourri notre travail. Je pense notamment à l’essai L'écriture sur le corps des femmes assassinées de Ciudad de l’anthropologue Rita Laura Segato qui explique bien le sens des violences faites aux femmes comme « langage du patriarcat ». Nous travaillons sur l’articulation de la mise au pas de l’intimité au service d’un système politique.
Lorsqu’on analyse mon travail, on relève souvent son caractère « interdisciplinaire ». Ce qui me surprend toujours, parce que ce n’est pas nouveau. Les artistes travaillent de manière interdisciplinaire depuis des siècles. Pourquoi le questionnement de la composition interdisciplinaire est-il constamment oublié ? Comment peut-on pratiquer la chorégraphie, faire du théâtre ou du cinéma sans être interdisciplinaire ? Ces disciplines sont inévitablement interdisciplinaires.
Bien qu’absurde, ce commentaire sur mon travail m’a amenée à réfléchir sur mes pratiques. C’est un fait. On fait taire les corps, on fait taire l’espace, on fait taire l’architecture. C’est pourquoi ne pas prendre en compte l’interdisciplinarité des œuvres nous ampute dans notre compréhension, car il s’agit là de minimiser - ou faire taire - tous les langages considérés comme non verbaux et non hégémoniques au bénéfice du langage hégémonique. Prendre en considération l’interdisciplinarité des œuvres dans leur composition même nous permet de mieux comprendre, réfléchir et développer notre esprit critique.
EXTRA LIFE travaille très finement la composition du corps au texte, à la lumière, à l’architecture, au son ou à la musique. C’est une pièce très politique. Nous sommes dans une sorte de rééducation : nous entendons ce que nous ne devons pas entendre. Nous voyons ce que nous ne devons pas voir. Elle nous amène à considérer les langages non verbaux comme des langages très précis qui ne doivent pas être minorisés, et encore moins tus.
Vous partez des corps mutilés, « désorientés », pour les élever à la hauteur d’une poésie militante qui les libère « des crimes de domination et de punition » - au sens de Rita Laura Segato - dans l’affabulation enfantine, les ralentis enchainés, les chansons préférées, la lumière laser colorée et la musique du synthétiseur modulaire, les déférentiels de temps et d’espace. C’est une texture très élaborée, avec des (dé)collages permanents.
EXTRA LIFE est presque une archéologie de la perception. Nous accomplissons un voyage dans les strates du temps présent. A cet égard, je pense à Proust dont le projet littéraire consiste à déplier l’immensité de la perception d’un moment. Comment explore-t-on toutes les strates d’un moment présent ? En ce sens, le passé est une expérience au présent. Le futur anticipé est une expérience au présent. L’imagination est une expérience au présent. La construction du souvenir est une expérience au présent. Dans le champ du spectacle vivant, on ne peut pas être plus « présent », que l’on soit « interprète » ou « spectateurice ». Les changements formels (ou stylistes) d’EXTRA LIFE s’opèrent dans des sortes de collages pour nous faire entrer dans diverses strates de l’expérience du présent que propose la pièce.
C’est exactement ça !
C’est à la fois le même moment et des glissements de terrain stylistes pour pouvoir traverser les strates perceptives.
Je me suis exercée à percevoir et voir. C’est un exercice de rééducation quotidien. Lorsque je vois de la couleur, je vois du sens. Si je vois du jaune, du jaune brillant ou du jaune mat, et si je le vois avec du vert ; du bleu, je lis quelque chose. J’aime faire ça. Et j’ai l’habitude. Je vois le paysage qui est en face de moi et je m’interroge : quelle est la musicalité ? Quel est le son ? Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-ce que ça raconte ? D’une certaine façon, je m’exerce.
EXTRA LIFE est le fruit d’une rééducation perspective. Lorsque j’écris une scène, je prends en considération tous les différents prismes de lecture, chorégraphiques, musicaux, architecturaux, narratifs, émotionnels, littéraires et bien d’autres. Je n’en néglige aucun. C’est la raison pour laquelle je ne crée pas beaucoup. Je passe énormément de temps sur chaque création. Il me faut du temps pour penser les phénomènes que nous mettons en place au plateau. Je n’arrive pas à penser à tout, de manière simultanée.
Ce qui est virtuose c’est que vous nous obligez à penser ce qui se joue sans jamais faire apparaître la réalité violente des viols à l’imagination, comme pour en garder la substance réelle. Il y a même une tendresse à l’affût dans la demande de survie d’Adèle, de Katia et Théo. Il y a l’amour, aussi. Je pense notamment à cette phrase magnifique : « Et à la fin, elle a répondu qu'on peut devenir des versions plus sensibles de nous-mêmes, plus intelligentes parce qu'aimer quelqu'un, ça s'apprend. Ça veut dire que c'est possible ». EXTRA LIFE est sans doute votre pièce la plus solaire.
Elle est d’autant plus solaire qu’elle parle d’une vie possible que l’on n’espérait peut-être pas (ou plus) et de l’ouverture sensible - qui permet le lien affectif, l’amitié et l’amour. Ils sont à nouveau possibles.
A cet égard, je viens d’achever la lecture du livre Résistances affectives de Chowra Makaremi qui parle de l’importance des liens affectifs dans la lutte politique, et de la capacité à s’épanouir. Elle évoque l’Iran, la Palestine, les Etats-Unis. Elle montre bien comment le fascisme défait les liens. « Casser les liens » est l’enjeu majeur des gouvernances autoritaires. Et corollairement, « rendre les liens possibles » devient l’enjeu majeur de l’émancipation démocratique.
Dans EXTRA LIFE, les trois personnages de la pièce explorent une réouverture sensible qui leur permet d’envisager (ou vivre) l’amitié ou l’amour – les deux sont reliés. La phrase que vous citez, est une phrase d’Adèle Haenel. Votre remarque me permet de rappeler que j’ai écrit la pièce avec les interprètes, ainsi que la chorégraphie. Les interprètes sont d’ailleurs des auteurices dans la plupart de mes pièces. Pour moi, ce qui est admirable dans EXTRA LIFE, c’est de voir, Katia Petrovick, Théo Livesey et Adèle Haenel, réfléchir au plateau. Ce qui est en soi une activité pluridisciplinaire. Iels ressentent, iels parlent, iels écoutent, iels sont en relation(s). Ce sont des artistes extraordinaires doué.es d’une immense intelligence politique, théorique, sensible et chorégraphique.
C’est bien l’intelligence à l’œuvre des interprètes / co-auteurices qui fait la réalité de la pièce et l’expérience que nous partageons avec eux.
- Entretien réalisé par Sylvia Botella en octobre 2025