Rencontrer l'étranger
Camille Louis
Cet entretien intervient dans le cadre des journées Art, soin et citoyenneté, qui se sont déroulées les 23 et 24 octobre 2025, au sein de la Résidence Sainte-Gertrude. Nous avons recueilli les paroles de Camille Louis, philosophe et dramaturge, qui était également médiatrice lors de cet événement. Ce dernier a rassemblé des professionnel·les de la santé, de la culture, et des habitant·es de la maison de repos autour des questions de l’art dans le champ du soin, ainsi que du rôle des institutions culturelles dans la reconfiguration des relations au sein d’un lieu de vie.
Maison Gertrude a été choisie comme lieu principal des rencontres. Qu'est-ce que cela apporte symboliquement à la réflexion ?
Je pense que ça change tout. Il y a la possibilité de mieux raconter une histoire, ou de parler directement dans un endroit qui expérimente la tentative d'articuler art et soin. Pour les personnes qui ne connaissaient rien du tout à nos sujets, arriver dans cet espace-là, où on commençait par faire une visite, permettait de s'immerger directement dans l'expérience.
Les habitant·es de la Résidence Sainte-Gertrude étaient présent·es. C'est quand même très différent d’échanger entre artistes et directeur·ices d'institutions, ainsi qu’avec des personnes qui, au quotidien, sont dans cette tentative d'habiter une maison de repos autrement. Pour les personnes qui venaient, voir les aîné·es être présent·es, poser des questions, raconter leur expérience, leur vécu, ça changeait tout. Pour moi, il est primordial que ce dont on se parle s’incarne dans les expériences et les vécus.
La notion de « partage du sensible » était au cœur de la table ronde du vendredi. Concrètement, à quoi t’attendais-tu lors de cette rencontre ?
C’est une référence à Jacques Rancière, qui pose cette question : qui décide de qui prend part à une expérience ? Ce que j'aime à Maison Gertrude, c’est la manière dont les habitant·es qui sont ici n’étaient pas seulement des destinataires d'un petit spectacle qu'on aurait fait pour ell·eux, i·els étaient véritablement partie prenante de la table. C’est le cas de Carine Ankaert. Le fait qu'elle soit avec nous, qu'elle ait la possibilité de parler de son expérience, qu’elle reconfigure aussi la problématique raconte beaucoup sur le projet.
Je me méfie tout de même des formules et des titres parce que partage du sensible, on peut le dire partout. À partir du moment où on va mettre sur scène telle ou telle personne, alors soi-disant on reconfigure le partage du sensible, alors que ça ne suffit pas. La question c'est comment tu impliques les autres, comment tu travailles avec, comment tu donnes la place à ce qu'i·els racontent.
Prenons Andrés Prues, artiste porteur d'un handicap. Pour moi la manière dont on l'a écouté, dont lui s'est senti écouté, sans être assigné à une place de personne « particulière » lui a permis d’être considéré comme un artiste à part entière. C'est ça la nouvelle distribution du partage du sensible, de ne pas assigner des personnes à des identités déjà faites. Bien sûr c'est une personne qui a une singularité, mais il a été entendu avant tout par rapport à sa pratique, et sa collaboration avec d'autres artistes présent·es.
Nous avons réuni des profils très variés : artistes, soignant·es, soigné·es, habitant·es de la résidence... Comment ces différentes paroles se sont-elles rencontrées ? Y a-t-il eu des points de friction ou au contraire des convergences inattendues ?
Dans les tables rondes, les personnes ne sont pas arrivées avec un discours établi. J’ai apprécié qu'i·els soient ouverts aux questions que ça allait susciter d'entendre les autres artistes qui, pour certain·es, font ce travail depuis déjà un certain temps. Entendre par exemple le discours de l'Autre lieu, qui est dans une démarche de réflexivité sur leur travail depuis des années, ça donne à penser sur ce que toi tu fais.
Il faut faire en sorte que cette question ne soit pas un one-shot et éviter le discours « on vient à Maison Gertrude, regardez comme c'est chouette ce que fait le Théâtre National », et puis après on s'en va. On a ouvert des questionnements aussi pour les habitant·es, on a ouvert plein de choses sur les possibles et sur les limites.
Je ne dirais pas qu'il y a eu des frictions. Il y a eu des points de divergences qui, justement, n'ont pas créé des oppositions, mais des endroits de travail à prolonger.
Peux-tu nous parler de la lecture performative La Fabrique des yeux secs : comment cette performance a-t-elle nourri les réflexions des journées précédentes ?
J’ai posé les problématiques des journées, à partir de ma réflexion autour de ce qui y est aussi dans mon livre. La question principale, c'est comment est-ce qu'aujourd'hui, on reconnaît que la maladie n'est pas une exception, mais un bien commun. C'est-à-dire quelque chose à partir duquel on peut, les un·es et les autres, se re-rencontrer dans les manières de faire équipe. Faire équipe, se poser les questions de comment est-ce qu'on prend soin les un·es des autres, indépendamment des expert·es. Se réunir aussi autour du projet Maison Gertrude, et qu'on se mette vraiment au travail, avec les personnes qui y étaient présentes, c'est une manière aussi de prolonger cette question que je pose dans La Fabrique des yeux secs : comment faire commun autour de nos fragilités ? Et c'est ça qui est important, c'est qu'on est dans la fragilité, on est dans la précarité. Là aussi, pour moi, c'est ça le partage sensible. C'est-à-dire qu'on n'a pas décidé que cette lecture n’était réservée qu'aux intellectuel·les et aux artistes. On l'a ouverte à tous·tes.
Qu’est-ce que ces expériences nous disent sur la place de l’art dans nos sociétés, particulièrement vis-à-vis de la différence ?
Ce qui m'importait beaucoup dans ces journées, c'était justement qu'on sorte de l'idée qu'à un moment, l'artiste est celui qui va venir apporter un bienfait à des publics vulnérables, en fragilité, et que parce qu'il y a un artiste dans la maison de repos, il y a quelque chose de beau et chouette qui va se passer. Amener l'art dans ces espaces, c'est ouvrir la possibilité que des choses qui sont potentiellement là, puissent éclore. Ça pose la question, encore une fois, de la durée et je trouve que c'est très beau à Maison Gertrude, le soin qui est donné au temps long, au processus. Le service des Relations avec les publics essaie de faire avec le divers en permanence, se déplace et se laisse déplacer.
Qu’est-ce que tu aimerais qu'il reste de ces journées ?
L'attention à ce qui est différent de moi, le fait de pouvoir entendre la divergence sans que ça soit dans une peur de la différence, mais dans le fait de faire autrement. Ça ne veut pas dire que je vais le faire comme l'autre, mais il y a quelque chose qui est intéressant dans le rapport à l'étrangeté et à l'étranger. J'aimerais qu'on garde ça : rencontrer l'étranger. Ça, j’aimerais que ça reste dans les pratiques.