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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Danse post-internet, Zone d’éveil

(LA)HORDE

Room With A View
Dans le cadre de sa carte blanche proposée par le Théâtre du Châtelet en 2020, l’artiste RONE, figure de proue de la scène électro, s’entoure du collectif (LA)HORDE pour créer le spectacle Room With A View. À l’occasion de la première belge de cette pièce phare, nous avons rencontré (LA)HORDE, composé des trois artistes : Marine Brutti / Jonathan Debrouwer / Arthur Harel.
Depuis 2019, i·els sont à la direction du Ballet national de Marseille. On dit d’eux qu’i·els sont les pionnier·es de la danse post-internet. Ce qu’i·els disent ici collectivement est plein de nuances, de résonnances et de correspondances qui renvoient elles-mêmes au processus de création du collectif. La révolution danse passe par la zone d’éveil. 
© Olivier Metzger Modds

Comment êtes-vous entré·es dans la danse ?

(LA)HORDE : Il y a douze ans, nous sommes trois jeunes artistes âgé·es de 20 à 25 ans. Certain·es sont au sortir d’école d’art, formé·es à la vidéo, à l’art de la performance, à la scénographie ou à l’écriture dramatique. Tandis que d’autres viennent d’une pratique de la danse, avec des physicalités et des écritures différentes, allant du hip-hop à la danse contemporaine. Nous nous rencontrons dans des espaces de fête, alternatifs, queer tels que les Flash Cocottes ou d’autres soirées du même genre à Paris. Nous y tissons des liens d’amitié et des solidarités. Comme beaucoup, nous travaillons dans une extrême précarité. Nous sommes à la fois des créateur·ices et des assistant·es d’autres artistes. Très vite, nous nous mettons à écrire collectivement sans qu’on puisse dire précisément qui a écrit quoi. Après deux ans d’aventures collectives, il nous semble évident de créer une entité qui nous protège des égos. Qui nous rende collectivement plus puissant·es et nous permette d’expérimenter ce qu’on ne peut pas expérimenter seul·e. C’est notre force. Comme on monte un groupe de rock lorsqu’on est adolescent·e, nous fondons en 2013 le collectif (LA)HORDE. C’est notre maison commune.

Notre pratique chorégraphique se distingue des autres dans le sens où nous n’inventons pas un mouvement que nous transmettons aux danseur·ses. Nous avons grandi avec Internet. Nous y avons vu les corps et les paroles se libérer. L’apparition du smartphone a profondément modifié nos manières de filmer, de (se) mettre en scène, de (se) représenter dans le cadre. Elle a modifié d’emblée notre regard sur la société, sur soi et les autres. Pourquoi dansent-i·els ? Comment dansent-i·els ? Qu’est-ce qui les font danser ? Nous avons très vite eu envie de regarder, comprendre, analyser, décortiquer le mouvement, les danses sur internet. Et réécrire un langage en fonction des sujets qui nous préoccupaient.

C’est le corps même qui nous amène à la création. Parce que le corps est le langage universel qui contient et déplie toutes les problématiques qui nous taraudent. C’est le collectif qui nous amène à nous intéresser aux autres. Comment se meuvent-i·els ? Que nous racontent-i·els ? Nous voulons, comme Pina Bausch, non pas savoir pourquoi, mais découvrir comment on danse. C’est notre motto. Qu’est-ce qui construit les corps ? C’est la raison pour laquelle le jumpstyle pratiqué sur internet par des danseur·ses venant de toute l’Europe a irrigué notre première pièce chorégraphique To Da Bone. Nous nous situons à l’endroit des danses post-internet. Notre écriture chorégraphique a ceci de particulier qu’il n’y a pas quelqu’un·e qui sait et quelqu’un·e qui fait. C’est une écriture collective qui trouve sa forme dans le projet commun.
 

Effectivement, on qualifie votre danse de « danse post-internet ». Comme genre signe-t-elle d’autres manières d’être au monde ?

Internet, c’est une fenêtre sur le monde en temps réel. Nous distinguons bien la danse internet du contenu viral qui suscite un grand mouvement de partage. Le jumpstyle est un dérivé musical de la techno hardcore qui a émergé dans les années 2000 principalement en Europe, et en particulier en Belgique et aux Pays-Bas. Après qu’il soit tombé en désuétude dans les clubs, les danseur·ses se sont réfugié·es sur Internet, i·els ont illustré des tracks. I·Els se sont filmé·es de profil afin de décomposer le mouvement. Copier le jumpstyle de profil a durablement transformé la danse de l’intérieur. On distingue diverses formes de jumpstyle dans le monde. Certains danseur·ses y brassent des danses traditionnelles. Dans les pays du Nord, les danseur·ses enchainent des figures très impressionnantes et très speed, comme la toupie humaine. Tandis qu’en Italie, en Espagne ou en France, les danseur·ses s’ancrent davantage dans le sol. La danse se nourrit, avance grâce aux jeunes qui la repartagent sur les réseaux sociaux.

La journaliste culturelle Amélie Blaustein Niddam est la première à avoir qualifié notre danse de « danse post-internet ». C’est un néologisme lié à l’art contemporain. Internet a donné lieu à une pratique qui elle-même a développé une esthétique. Internet a visibilisé extrêmement vite des communautés et des pratiques de danse différentes de celles qu’on retrouvait habituellement sur les scènes institutionnelles. Nous nous y sommes intéressé·es, non pas pour nous les approprier mais développer un outil collectif.

Concrètement, nous confrontons beaucoup nos recherches, nous échangeons tous·tes les trois bon nombre de références. Par exemple, si nous travaillons sur le bleu, nous partageons beaucoup de nuances de bleu avant de trouver LE bleu. Pareil pour les mouvements et les communautés de danse. Internet est l’un de nos outils pour nourrir notre pratique chorégraphique.
 

Au sein de (LA)HORDE, vous abordez un grand nombre de disciplines, vous travaillez aussi bien sur la danse, la vidéo, l’art de la performance que sur les arts visuels. Pourquoi cet éclectisme ?

Notre point de départ est souvent une thématique, mais nous aimons multiplier les points de lecture dans le processus de création et de narration. Prenons par exemple, la pièce chorégraphique To Da Bone. Avant sa création plateau en 2017, nous avons créé une performance et un film. Ce qui nous a permis de démultiplier les points d’entrée de la pièce et retravailler les circulations des spectateur·ices. Notre poly formation – cinéma, chorégraphie ou art de la performance –, nous permet de naviguer à vue dans différents mondes. Internet, où les frontières ne sont plus marquées, rend notre travail vidéo très accessible, suscitant même l’envie chez les spectateur·ices de venir découvrir nos spectacles dans les salles.

Être en prise avec nos désirs, écrire autrement n’est d’ailleurs possible qu’à travers des formes extrêmement différentes qui imaginent nos corps, des mondes. Il est très excitant de passer du terrain vague à la friche industrielle désaffectée, du musée à la salle de spectacle, ou encore au lieu de tournage d’un film. Nous avons la chance d’expérimenter différents types de contextes, d’interroger divers codes.

Cela procède moins de la volonté de franchir des frontières, que d’une nécessité artistique. Et surtout d’un désir d’ailleurs, de nouveaux pays. Nous ne créons pas pour un public. Ni de manière binaire, contre. Les spectateur·ices prennent position par rapport à l’œuvre qu’i·els découvrent, vivent. Nous ne nous demandons jamais s’i·els vont aimer ou non nos œuvres ; i·els sont acteur·ices de leurs perceptions. Contrairement à ce que l’on peut penser, rien n’est laissé au hasard dans nos créations. Tout est pensé, pesé. Nous y approfondissons nos interrogations, les sujets qui nous obsèdent, y compris les plus durs.
 

En novembre 2022, la découverte de l’exposition performative WE SHOULD HAVE NEVER WALKED ON THE MOON (Nous n’aurions jamais dû marcher sur la Lune) à Chaillot - Théâtre National de la danse à Paris, m’a fait penser à la phrase de Francis Scott Fitzgerald, extraite de Gatsby le magnifique : « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidés à les changer ».

Pour nous, le plus important est de prendre possession des différents espaces possibles, sans jamais rien cloisonner, ni reproduire. À l’origine, nous avons créé l’été dernier WE SHOULD HAVE NEVER WALKED ON THE MOON au Palais des festivals à Cannes qui est gigantesque par à rapport à Chaillot. Nous aimons les challenges. Dans notre dispositif, les spectateur·ices sont acteur·ices de leurs déplacements, de leurs rythmes et temporalités. Leur imagination est en mouvement continu. Nous les plongeons dans les entrailles du théâtre. L’accès à ce qu’i·els ne voient pas d’habitude leur permet d’être au plus près de ce qui se crée et également de mieux saisir les stratégies et enjeux à l’œuvre. Nous aimons créer in situ, en dehors du frontal « classique », distiller d’autres dynamiques, d’autres modes et grilles de lecture, et du sens.

Nous pensons à la phrase de Winston Churchill : « Si ce n'est pour la culture, pourquoi nous battons-nous alors ? ». Au début de notre carrière, nous étions habité·es par le No Future punk, très fatal. Dans Room With A View, nous cherchons la lumière, l’espoir, la force de se rassembler, l’émotion collective et motrice. Parce que dans l’effondrement, il y a quelque chose de terriblement tétanisant et magnifique. Quelque chose se redistribue. Aujourd’hui, nous pensons qu’être punk, c’est trouver la lumière. Nous avons la chance en tant qu’artistes d’habiter le monde de manière sensible. Les émotions qui circulent dans et entre les spectateur·ices les font marcher en avant, en faisant surgir des interrogations qui durent longtemps après la représentation. Pour nous, c’est important.
 

Room With A View est une pièce très composite entremêlant la danse et la musique. Comment travaille-t-on sur une telle structure ? Comme avez-vous travaillé avec Erwan Castex (aka RONE) ?

Room With A View a été créée en 2020, suite à l’invitation adressée à RONE de Ruth Mackenzie, alors directrice artistique du Théâtre du Châtelet à Paris. RONE voulait faire de cette carte blanche un espace collectif : un album doublé d’une pièce. Nous échangions ensemble depuis longtemps. RONE nous a proposé de travailler avec lui. Nous n’étions pas encore à la tête du Ballet national de Marseille. Nous avons commencé à rêver au spectacle dans le bureau de Ruth Mackenzie, en pleine lutte des gilets jaunes, puis plus tard, en pleine crise sanitaire.

Très vite, nous avons identifié des terrains communs en prise avec la société : la culture patriarcale, les luttes géo-sociales, l’écologie, l’effondrement. Dire les violences du monde, les partager et les refaire vivre, mais en laissant la place à la lumière, à la joie qui, elle seule, nous rend capables de prendre part à la transformation collective. Et habiter pleinement avec nos corps. Nous avons expérimenté d’autres manières d’écrire un spectacle, en dessinant des timelines. En 2019, nous avons été nommé·es à la tête du CCN* Ballet national de Marseille avec un projet artistique qui est un manifeste. Lorsque nous sommes arrivé·es à Marseille, nous avons embarqué toute l’équipe dans le processus de création de Room With A View.
 

L’écrivain et typoète Alain Damasio dit : « si on veut promouvoir une manière d’être vivant différente, qui permette de sortir du régime pulsionnel du capitalisme, alors on a besoin d’un territoire ». Ou plutôt d’une zone. Quelle est cette zone dans Room With A View ?

Les zones varient d’une pièce à l’autre. Chaque pièce est une prise de position. On en revient à la puissance de la danse, celle d’être un langage universel. Ici, nous n’avons pas voulu créer une pièce dogmatique même si les dramaturgies et l’histoire racontent l’effondrement jusqu’à trouver la lumière dans une sorte de collectivité. Cette zone est en nous, pas en dehors de nous.

Nous n’avons pas le désir de repousser les frontières, mais de redéployer les (nouveaux) territoires qui sont sous nos yeux. Lorsque nous avons pris la tête du Ballet national de Marseille, nous avions l’intime conviction que tous les outils étaient à portée de main, qu’il fallait seulement les réarticuler pour demander plus. Et nous engouffrer dans une nouvelle zone qui n’est ni culpabilisante, ni inconnue. Cette zone, nous la connaissons tous·tes. Elle est atteignable.

Dans Room With A View, elle est une totalité composée (ou déconstruite) de faits, de sensations, de rythmes, de débuts/fins, de couleurs, de symboles. Elle est pleine de résonnances et de correspondances, pleine de potentialités. Room With A View parle de la force du collectif, à la fois unique et individualités. Elle est là, la lumière d’espoir. Rien ne se fait seul·e, tout se fait à plusieurs. C’est la beauté du groupe.
 

Room With A View, c’est la zone qui désigne la collectivité, faite de singularités, de qualités corporelles extrêmement différentes. Le tout est métabolisé dans un agrégat de corps qui fait communauté.

Nous pensons au « wokisme », être éveillé·e. Il faut être cohérent·e et faire ce qu’on défend. La pièce Room With A View n’est pas une zone de compromis. C’est une zone d’éveil qui est à la fois confrontante et douce. Les danseur·ses ont entre 20 et 46 ans… Des nationalités et des cultures différentes, des âges et des points de vue différents sur le monde. L’altérité, la confrontation et l’intergénérationnel habitent de manière non-binaire la zone d’éveil et la déconstruction qui s’opère. Ell·eux seul·es donnent sens à l’ensemble de la pièce.

Il faut être pleinement conscient·e pour vivre les réalités qui nous entourent. Par exemple, si nous traduisons dans la zone du réel ce qu’est le métavers, il est tout simplement la superposition de réalités complètement différentes.
 

Depuis les années 2010, le « wokisme » permet aux minorités de s’unir autour d’une expérience partagée de discriminations. Une personne se définit comme « éveillée » et consciente des inégalités sociales, par opposition à la personne « endormie » face à l’oppression qui pèse sur les personnes minorisées en raison de leur genre, sexe, origine, etc. Aujourd’hui, beaucoup portent un regard critique sur les débats autour de ce sujet. Comment y réagissez-vous ?

Surtout, nous ne nous figeons pas. Nous bougeons continuellement pour être à l’affût, à la pointe de nos sensations et perceptions dans la masse énorme de ce qui se passe. Comme le dit la poétesse américaine Audre Lorde et le reprend le philosophe Paul B. Preciado : « On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître ». C’est l’une de nos plus grandes tâches : identifier et nommer les systèmes d’oppression. Et surtout, ne pas les reproduire.

De grands bouleversements, nécessaires, sont aujourd’hui à l’œuvre. Nous devons les regarder, les écouter, les comprendre. Et tout simplement, les accueillir. Ce qui implique de rester « éveillé·es ». Nous devons nous encourager à questionner, déconstruire. Nous sommes toujours très étonné·es, au sein de (LA)HORDE, de remarquer qu’un homme blanc cisgenre décrète tout à coup que l’Histoire, la langue ou l’écriture doit s’arrêter là ! Alors qu’il y a du mouvement dans l’Histoire, l’écriture, et des ambiguïtés fécondes dans la langue. Pour autant, nous ne sommes pas adeptes d’un mouvement plus qu’un autre. Nous sommes mobiles et librement critiques.
 

Pourquoi (LA)HORDE se bat-elle ?

Nous nous battons pour rester en mouvement, pour que la perception de nos identités queer fasse advenir un monde plus juste. L’art n’est pas un luxe. La construction des représentations de l’art nous permet de questionner les représentativités qui les accompagnent. C’est en cela que l’art est un geste profondément politique. C’est aussi pour cela que l’art prend une part active dans la construction d’autres formes sociales, d’une autre société possible. L’art est l’une des forces du changement. Aussi nous nous battons pour défendre et protéger l’esprit critique. Parce que si on vit dans un monde consensuel, plus rien ne peut se passer !

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2023

© Gloria Scorier