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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Le voyage nécessaire

L'attentat / Jean-François Ravagnan & Vincent Hennebicq / Interview croisée, partie I

© Jean-François Ravagnan

A quelle nécessité correspond le voyage dans vos pratiques d’artistes ?   

Vincent Hennebicq : Partir, voyager, cela vient de ce que je préfère au théâtre : la nécessité d’empathie, le désir de comprendre l’autre, d’aller vers lui, qui me paraît essentiel dans le monde actuel. En voyage on perd tous ses repères, cela force l’humilité, oblige à la découverte d’une autre culture, une autre langue, une autre façon de penser, l’inconnu… Il y a énormément de livres et de documentaires sur Israël et la Palestine, mais en étant là-bas on perçoit une atmosphère, par exemple la peur, un de ces sentiments qui est « l’épice » de là-bas, comme on nous l’a dit, cette façon de se sentir toujours aux aguets.  

Jean-François Ravagnan : Le voyage coupe mes habitudes sensorielles, on respire un air différent, la lumière est différente, la langue, les sons… j’ai l’impression que l’esprit réapprend en permanence et que le regard redevient presque vierge. Paradoxalement, les préoccupations de mon pays, de ma ville, les injustices, les questions sociales, c’est à l’étranger qu’elles se révèlent. Plongé dans une ambiance, un univers inconnu, mon esprit se met à travailler, à appréhender. En tant qu’artiste j’ai besoin d’apprendre en permanence, d’avoir ce sentiment du regard neuf, d’être en dehors de ma zone de confort pour commencer à m’exprimer.

VH : A l’endroit où on vit, on apprend à faire des concessions, on accepte, pour avoir une zone de confort, supporter un état du monde qui peut être déprimant. Et puis voyager participe aussi de l’envie de faire du théâtre, du cinéma, de raconter des histoires : quand on est en voyage, vient une nécessité de témoigner de ce qu’on a vu, « Attends ! Ça c’est incroyable ! Il faut que je le dise, que je raconte ». Voyager, c’est une façon de nous légitimer dans l’action de témoigner.

JFR : Raconter, c’est défricher une forêt vierge en permanence, avec avidité : qu’est-ce qu’il y a derrière cette dune ? Derrière cette maison ? Je ne viendrai peut-être plus jamais ici mais qu’est-ce qu’il y a dans cette arrière-cour ? C’est un besoin insatiable de savoir, repousser les frontières du connu. D’ailleurs, Vincent au théâtre et moi au cinéma, c’est aussi cette même sensation qu’on aime : dans la salle obscure, on veut perdre nos repères, être dans un ailleurs, comme retomber en enfance et découvrir quelque chose qu’on n’aurait pas vu sans ce cinéaste, ce metteur en scène.
 

Vous êtes là-bas, mais vous n’êtes pas « de là », donc il y a une marge d’erreur…

VH : Oui, il faut peut-être plus d’une vie pour comprendre ce conflit.

JFR : Mais d’avoir été là-bas, on s’est rendu compte de la tristesse de la situation. Les deux premiers jours on n’a pas tourné et très vite on a eu ce sentiment presque dépressif, d’impuissance. Remplis de nos croyances occidentales, on dit « il faut trouver une solution » mais dès qu’on est confronté à la réalité, c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le pense, quasiment insoluble.

VH : Alors se sont confirmés la nécessité et le choix de rester dans le récit et dans l’imaginaire.

JFR : La nécessité de fantasmer, c’est permis, tout le temps, c’est un moteur de création.

VH : On a fait beaucoup d’interviews, avec un panel très large de témoins, de la Grande Histoire, et des choses personnelles, on a collecté de quoi faire un spectacle de… 12 heures, extrêmement documentaire. Alors on est revenus à la fiction, à notre souci d’artistes : raconter une histoire. On s’est demandé ce qui pouvait relier nos témoins au récit, au personnage d’Amine, et nous avons tout axé sur cette question « Que diriez-vous à Amine ? »

JFR : Le roman nous a aussi servi de road-book. Nous n’avions qu’à le suivre, tout en accompagnant la question morale au cœur de L’Attentat. « Et si je me mettais à la place d’Amine, de sa femme, son oncle… ? ». On a mis la caméra tout comme le spectacle à hauteur d’homme sans en faire une question politique. « Que se passe-t-il si moi, j’ouvre ma fenêtre tous les jours, et je vois un mur devant moi, si je vis quotidiennement avec la peur d’exploser dans un bus ou si on m’interdit d’aller à la mer… ? ». C’est ça qui nous a intéressés : le drame humain vécu. On s’est dit très vite que chaque spectateur aurait son propre bagage à propos de la situation là-bas, des références pas uniformément partagées : 1947 c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est la ligne verte ?  Même lorsqu’on est là-bas, les pieds bien ancrés dans la terre de Palestine et d’Israël, chacun a sa vision de l’histoire, c’est indémêlable. Le drame humain était donc plus cohérent et puis, chacun a envie de le comprendre. Nous avons rencontré des gens des deux côtés du mur, avec parfois des propos insoutenables par rapport à notre propre sentiment, mais nous avons essayé de comprendre pourquoi cette personne dit ça, ressent ça. Sur cette création nous avons réussi à nous dire « Je ne suis pas d’accord avec cet homme mais je l’écoute et je m’interroge : pourquoi est-ce que cette parole me dérange ? ». J’adorerais qu’un spectateur puisse se dire « J’ai fait un voyage avec le personnage d’Amine, dans son dilemme, sans être chargé du problème israélo-palestinien ». Je voudrais que le ressenti du spectacle commence dans les tripes et le cœur avant de monter au cerveau.

Propos recueillis par Cécile Michaux
Le 24 août  2018

 

L'attentat / Interviews

© Gloria Scorier