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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Nadezda veut dire espoir en russe

La Mémoire des arbres / Nadezda Kutepova / interview, partie I

©Théâtre National

Pouvez-vous nous expliquer comment et pourquoi a commencé votre combat pour aider les gens de la région de Tchéliabinsk, victimes du nucléaire ?

Je suis née dans une ville fermée. La ville d’Oziorsk. C’est une ville secrète qui est attachée au complexe nucléaire de Mayak. Il y régnait une idéologie particulière, avec laquelle nous avons tous grandi : la conviction que nous étions ceux qui avaient créé le bouclier nucléaire russe et que nous avions ainsi sauvegardé la paix dans le monde. Il y a des éléments de mon histoire personnelle qui comptent beaucoup dans mon engagement : ma grand-mère, tout d’abord. J’ai été nommée Nadezda - qui veut dire espoir en russe - en son honneur. Elle est morte 7 ans avant ma naissance, d’un cancer. Elle avait été ingénieur dans le complexe nucléaire de Mayak. Moi je n’avais jamais entendu parler de rien. J’ai mené une enfance tout à fait normale. Mais quand j’ai eu 12 ans, mon père est tombé malade après avoir travaillé bénévolement à nettoyer les terres contaminées. Il a attrapé un cancer de l’estomac. Une forme très grave et on a dû l’envoyer à Moscou où on lui a coupé des morceaux d’organes. Après, il a été équipé d’une poche extérieure sur le côté dans laquelle allaient ses excréments. Je me rappelle cette odeur permanente. On n’avait pas de machine à laver ni rien. Ma mère devait faire bouillir les tissus qui étaient utilisés. Et on ne pouvait rien dire. Il était interdit de parler des cancers de nos proches. Il était malade mais c’était tout sauf un cancer. Et il s’était mis à boire beaucoup, parce qu’il savait qu’il allait mourir.

Dans la vie de tous les jours, il y avait des incohérences pour moi, les ouvriers par exemple qui revenaient de l’usine, ils s’arrêtaient dans des bars et buvaient de la vodka. Ils étaient complètement ivres, jusqu’à tomber à terre. Et moi je me demandais comment on pouvait se saouler comme ça et être de bons communistes en même temps.

J’ai grandi, j’ai terminé l’école, puis l’école d’infirmières. Ensuite, j’ai fait des études de sociologie à l’université. Un jour je suis allée assister à une conférence sur l’écologie à Tcheliabinsk. J’ai entendu le rapport du chef du service écologique de notre ville. C’est la première fois que j'entendais un discours différent de celui qui dominait à Oziorsk. Il ne disait rien de vraiment particulier, mais il parlait d’accidents, de radiation, de contamination. Et c’est comme si mes yeux s’étaient soudain ouverts : jusque-là les rumeurs sur un accident nucléaire étaient qualifiées de mensonges à Oziorsk. On nous disait que c’était parce que les gens buvaient trop ou se mariaient trop entre eux qu’il y avait des accidents génétiques. Tout à coup je voyais les choses autrement et j’avais envie de m’engager et de faire quelque chose moi aussi. C’est comme ça que tout a commencé.

 

Comment les gens sont-ils venus vers vous pour demander de l’aide ?

En 2000, j’ai d’abord créé une petite ONG qui s’occupait de la santé des femmes enceintes dans la ville fermée et dans les zones contaminées : on leur donnait des cours de nutrition, de sport, un soutien psychologique et des consultations juridiques. Je n’étais pas juriste mais je n’étais pas toujours d’accord avec le juriste qui suivait la loi. Moi, je trouvais que si la loi n’était pas juste il fallait la changer. Petit à petit, beaucoup de gens sont venus aux consultations juridiques avec de nombreuses questions, qui ne concernaient pas seulement le droit des femmes enceintes et j’ai commencé à remplacer le juriste de manière régulière.

Comme il y avait de plus en plus de monde, il fallait changer le format de nos consultations. J’ai trouvé de l’argent et, en 2003, j’ai créé ce qu’on a appelé le Service public des droits de l’homme. A partir de ce moment-là, j’ai aussi donné des consultations juridiques. Cela concernait principalement les retombées de la catastrophe nucléaire de Mayak, mais aussi les droits de l’homme dans la ville fermée.

En 2005, Rosatom m’a invitée à participer à une réflexion sur le déplacement du village de Mouslimovo. J’ai commencé des consultations pour les gens de Mouslimovo et les habitants des villages des alentours. Même s’ils savaient des choses et que des rumeurs circulaient, l’accident de Mayak n’était reconnu officiellement que depuis 1990 quand Eltsine est venu à Mouslimovo pour la première fois. Au début, ils étaient très prudents avec moi, parce qu’ils savaient que je venais de la ville fermée. Pour eux, cela voulait dire que je faisais partie des « gens du nucléaire ». On était un peu comme des ennemis pour eux, on faisait partie d’une sorte de paradis auquel ils n’auraient jamais accès. Ils ont été très surpris de voir que j’étais de leur côté.

 

Propos recueillis par Cécile Michel
Le 21 juin 2019

 

La Mémoire des arbres / Fabrice Murgia, Dominique Pauwels / interview

© Gloria Scorier